Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 6.djvu/175

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les levons ; ces mobiles efficaces, c’est nous qui les dosons. Et quand les mouvements que dans notre esprit nous avons fait répéter à l’autre personne, et qui la font agir à notre gré, nous voulons les lui faire exécuter dans la vie, tout change, nous nous heurtons à des résistances imprévues qui peuvent être invincibles. L’une des plus fortes est sans doute celle que peut développer en une femme qui n’aime pas, le dégoût que lui inspire, insurmontable et fétide, l’homme qui l’aime : pendant les longues semaines que Saint-Loup resta encore sans venir à Paris, sa tante, à qui je ne doutai pas qu’il eût écrit pour la supplier de le faire, ne me demanda pas une fois de venir chez elle voir les tableaux d’Elstir.

Je reçus des marques de froideur de la part d’une autre personne de la maison. Ce fut de Jupien. Trouvait-il que j’aurais dû entrer lui dire bonjour, à mon retour de Doncières, avant même de monter chez moi ? Ma mère me dit que non, qu’il ne fallait pas s’étonner. Françoise lui avait dit qu’il était ainsi, sujet à de brusques mauvaises humeurs, sans raison. Cela se dissipait toujours au bout de peu de temps.

Cependant l’hiver finissait. Un matin, après quelques semaines de giboulées et de tempêtes, j’entendis dans ma cheminée — au lieu du vent informe, élastique et sombre qui me secouait de l’envie d’aller au bord de la mer — le roucoulement des pigeons qui nichaient dans la muraille : irisé, imprévu comme une première jacinthe déchirant doucement son cœur nourricier pour qu’en jaillît, mauve et satinée, sa fleur sonore, faisant entrer comme une fenêtre ouverte, dans ma chambre encore fermée et noire, la tiédeur, l’éblouissement, la fatigue d’un premier beau jour. Ce matin-là, je me surpris à fredonner un air de café-concert que j’avais oublié depuis l’année où j’avais dû aller à Florence et à Venise. Tant l’atmosphère, selon le hasard des jours, agit profondément sur notre organisme et tire des