Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 6.djvu/198

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din, un jour dont l’anniversaire allait bientôt venir, elle vit une forme humaine et « crut que c’était le jardinier » ? Gardiens des souvenirs de l’âge d’or, garants de la promesse que la réalité n’est pas ce qu’on croit, que la splendeur de la poésie, que l’éclat merveilleux de l’innocence peuvent y resplendir et pourront être la récompense que nous nous efforcerons de mériter, les grandes créatures blanches merveilleusement penchées au-dessus de l’ombre propice à la sieste, à la pêche, à la lecture, n’était-ce pas plutôt des anges ? J’échangeais quelques mots avec la maîtresse de Saint-Loup. Nous coupâmes par le village. Les maisons en étaient sordides. Mais à côté des plus misérables, de celles qui avaient un air d’avoir été brûlées par une pluie de salpêtre, un mystérieux voyageur, arrêté pour un jour dans la cité maudite, un ange resplendissant se tenait debout, étendant largement sur elle l’éblouissante protection de ses ailes d’innocence en fleurs : c’était un poirier. Saint-Loup fit quelques pas en avant avec moi :

— J’aurais aimé que nous puissions, toi et moi, attendre ensemble, j’aurais même été plus content de déjeuner seul avec toi, et que nous restions seuls jusqu’au moment d’aller chez ma tante. Mais ma pauvre gosse, ça lui fait tant de plaisir, et elle est si gentille pour moi, tu sais, je n’ai pu lui refuser. Du reste, elle te plaira, c’est une littéraire, une vibrante, et puis c’est une chose si gentille de déjeuner avec elle au restaurant, elle est si agréable, si simple, toujours contente de tout.

Je crois pourtant que, précisément ce matin-là, et probablement pour la seule fois, Robert s’évada un instant hors de la femme que, tendresse après tendresse, il avait lentement composée, et aperçut tout d’un coup à quelque distance de lui une autre Rachel, un double d’elle, mais absolument différent et qui figurait une simple petite grue. Quittant le beau verger,