Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 6.djvu/209

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déjeuner dans ces conditions ! Ne vous occupez pas de ce qu’il dit, il est un peu piqué et surtout, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, il dit cela parce qu’il croit que ça fait élégant, que ça fait grand seigneur d’avoir l’air jaloux.

Et elle se mit à donner avec ses pieds et avec ses mains des signes d’énervement.

— Mais, Zézette, c’est pour moi que c’est désagréable. Tu nous rends ridicules aux yeux de ce monsieur, qui va être persuadé que tu lui fais des avances et qui m’a l’air tout ce qu’il y a de pis.

— Moi, au contraire, il me plaît beaucoup ; d’abord il a des yeux ravissants, et qui ont une manière de regarder les femmes ! on sent qu’il doit les aimer.

— Tais-toi au moins jusqu’à ce que je sois parti, si tu es folle, s’écria Robert. Garçon, mes affaires.

Je ne savais si je devais le suivre.

— Non, j’ai besoin d’être seul, me dit-il sur le même ton dont il venait de parler à sa maîtresse et comme s’il était tout fâché contre moi. Sa colère était comme une même phrase musicale sur laquelle dans un opéra se chantent plusieurs répliques, entièrement différentes entre elles, dans le livret, de sens et de caractère, mais qu’elle réunit par un même sentiment. Quand Robert fut parti, sa maîtresse appela Aimé et lui demanda différents renseignements. Elle voulait ensuite savoir comment je le trouvais.

— Il a un regard amusant, n’est-ce pas ? Vous comprenez, ce qui m’amuserait ce serait de savoir ce qu’il peut penser, d’être souvent servie par lui, de l’emmener en voyage. Mais pas plus que ça. Si on était obligé d’aimer tous les gens qui vous plaisent, ce serait au fond assez terrible. Robert a tort de se faire des idées. Tout ça, ça se forme dans ma tête, Robert devrait être bien tranquille. (Elle regardait toujours Aimé.) Tenez, regardez les yeux noirs qu’il a, je voudrais savoir ce qu’il y a dessous.