Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 6.djvu/222

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— Monsieur, est-ce que vous voudriez bien jeter votre cigare, la fumée fait mal à mon ami.

Sa maîtresse, ne l’attendant pas, s’en allait vers sa loge, et se retournant :

— Est-ce qu’elles font aussi comme ça avec les femmes, ces petites mains-là ? jeta-t-elle au danseur du fond du théâtre, avec une voix facticement mélodieuse et innocente d’ingénue, tu as l’air d’une femme toi-même, je crois qu’on pourrait très bien s’entendre avec toi et une de mes amies.

— Il n’est pas défendu de fumer, que je sache ; quand on est malade, on n’a qu’à rester chez soi, dit le journaliste.

Le danseur sourit mystérieusement à l’artiste.

— Oh ! tais-toi, tu me rends folle, lui cria-t-elle, on en fera des parties !

— En tout cas, monsieur, vous n’êtes pas très aimable, dit Saint-Loup au journaliste, toujours sur un ton poli et doux, avec l’air de constatation de quelqu’un qui vient de juger rétrospectivement un incident terminé.

À ce moment, je vis Saint-Loup lever son bras verticalement au-dessus de sa tête comme s’il avait fait signe à quelqu’un que je ne voyais pas, ou comme un chef d’orchestre, et en effet — sans plus de transition que, sur un simple geste d’archet, dans une symphonie ou un ballet, des rythmes violents succèdent à un gracieux andante — après les paroles courtoises qu’il venait de dire, il abattit sa main, en une gifle retentissante, sur la joue du journaliste.

Maintenant qu’aux conversations cadencées des diplomates, aux arts riants de la paix, avait succédé l’élan furieux de la guerre, les coups appelant les coups, je n’eusse pas été trop étonné de voir les adversaires baignant dans leur sang. Mais ce que je ne pouvais pas comprendre (comme les personnes qui trouvent que ce n’est pas de jeu que survienne une guerre entre