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Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 6.djvu/24

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qu’elle n’était pas enrhumée — pareille à ces plantes qu’un animal auquel elles sont entièrement unies nourrit d’aliments qu’il attrape, mange, digère pour elles et qu’il leur offre dans son dernier et tout assimilable résidu, Françoise vivait avec nous en symbiose ; c’est nous qui, avec nos vertus, notre fortune, notre train de vie, notre situation, devions nous charger d’élaborer les petites satisfactions d’amour-propre dont était formée — en y ajoutant le droit reconnu d’exercer librement le culte du déjeuner suivant la coutume ancienne comportant la petite gorgée d’air à la fenêtre quand il était fini, quelque flânerie dans la rue en allant faire ses emplettes et une sortie le dimanche pour aller voir sa nièce — la part de contentement indispensable à sa vie. Aussi comprend-on que Françoise avait pu dépérir, les premiers jours, en proie, dans une maison où tous les titres honorifiques de mon père n’étaient pas encore connus, à un mal qu’elle appelait elle-même l’ennui, l’ennui dans ce sens énergique qu’il a chez Corneille ou sous la plume des soldats qui finissent par se suicider parce qu’ils s’« ennuient » trop après leur fiancée, leur village. L’ennui de Françoise avait été vite guéri par Jupien précisément, car il lui procura tout de suite un plaisir aussi vif et plus raffiné que celui qu’elle aurait eu si nous nous étions décidés à avoir une voiture. — « Du bien bon monde, ces Jupien, de bien braves gens et ils le portent sur la figure. » Jupien sut en effet comprendre et enseigner à tous que si nous n’avions pas d’équipage, c’est que nous ne voulions pas. Cet ami de Françoise vivait peu chez lui, ayant obtenu une place d’employé dans un ministère. Giletier d’abord avec la « gamine » que ma grand’mère avait prise pour sa fille, il avait perdu tout avantage à en exercer le métier quand la petite qui presque encore enfant savait déjà très bien recoudre une jupe, quand ma grand’mère était allée autrefois faire une visite à