Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 6.djvu/34

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eussent une répercussion sur l’usage des biscottes : « Tant que le monde sera monde, voyez-vous, disait-elle, il y aura des maîtres pour nous faire trotter et des domestiques pour faire leurs caprices. » En dépit de la théorie de cette trotte perpétuelle, depuis un quart d’heure ma mère, qui n’usait probablement pas des mêmes mesures que Françoise pour apprécier la longueur du déjeuner de celle-ci, disait : « Mais qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire, voilà plus de deux heures qu’ils sont à table. » Et elle sonnait timidement trois ou quatre fois. Françoise, son valet de pied, le maître d’hôtel entendaient les coups de sonnette non comme un appel et sans songer à venir, mais pourtant comme les premiers sons des instruments qui s’accordent quand un concert va bientôt recommencer et qu’on sent qu’il n’y aura plus que quelques minutes d’entr’acte. Aussi quand, les coups commençant à se répéter et à devenir plus insistants, nos domestiques se mettaient à y prendre garde et estimant qu’ils n’avaient plus beaucoup de temps devant eux et que la reprise du travail était proche, à un tintement de la sonnette un peu plus sonore que les autres, ils poussaient un soupir et, prenant leur parti, le valet de pied descendait fumer une cigarette devant la porte ; Françoise, après quelques réflexions sur nous, telles que « ils ont sûrement la bougeotte », montait ranger ses affaires dans son sixième, et le maître d’hôtel ayant été chercher du papier à lettres dans ma chambre expédiait rapidement sa correspondance privée.

Malgré l’air de morgue de leur maître d’hôtel, Françoise avait pu, dès les premiers jours, m’apprendre que les Guermantes n’habitaient pas leur hôtel en vertu d’un droit immémorial, mais d’une location assez récente, et que le jardin sur lequel il donnait du côté que je ne connaissais pas était assez petit et semblable à tous les jardins contigus ; et je sus enfin