Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 6.djvu/97

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— Eh bien ! vous me flattez, me dit-il, car j’ai justement eu, de moi-même, cette idée que vous aimeriez mieux rester ici ce soir. Et c’est précisément cela que j’étais allé demander au capitaine.

— Et il a permis ? m’écriai-je.

— Sans aucune difficulté.

— Oh ! je l’adore !

— Non, c’est trop. Maintenant laissez-moi appeler mon ordonnance pour qu’il s’occupe de notre dîner, ajouta-t-il, pendant que je me détournais pour cacher mes larmes.

Plusieurs fois entrèrent l’un ou l’autre des camarades de Saint-Loup. Il les jetait à la porte.

— Allons, fous le camp.

Je lui demandais de les laisser rester.

— Mais non, ils vous assommeraient : ce sont des êtres tout à fait incultes, qui ne peuvent parler que courses, si ce n’est pansage. Et puis, même pour moi, ils me gâteraient ces instants si précieux que j’ai tant désirés. Remarquez que si je parle de la médiocrité de mes camarades, ce n’est pas que tout ce qui est militaire manque d’intellectualité. Bien loin de là. Nous avons un commandant qui est un homme admirable. Il a fait un cours où l’histoire militaire est traitée comme une démonstration, comme une espèce d’algèbre. Même esthétiquement, c’est d’une beauté tour à tour inductive et déductive à laquelle vous ne seriez pas insensible.

— Ce n’est pas le capitaine qui m’a permis de rester ici ?

— Non, Dieu merci, car l’homme que vous « adorez » pour peu de chose est le plus grand imbécile que la terre ait jamais porté. Il est parfait pour s’occuper de l’ordinaire et de la tenue de ses hommes ; il passe des heures avec le maréchal des logis chef et le maître tailleur. Voilà sa mentalité. Il méprise d’ailleurs beaucoup, comme tout le monde, l’admirable com-