Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/104

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à l’Institut, le prince avait usé du même système d’induction qu’il avait fait dans sa carrière, de la même méthode de lecture à travers les symboles superposés.

Et certes on ne peut prétendre que ma grand’mère et ses rares pareils eussent été seuls à ignorer ce genre de calculs. En partie la moyenne de l’humanité, exerçant des professions tracées d’avance, rejoint par son manque d’intuition l’ignorance que ma grand’mère devait à son haut désintéressement. Il faut souvent descendre jusqu’aux êtres entretenus, hommes ou femmes, pour avoir à chercher le mobile de l’action ou des paroles en apparence les plus innocentes dans l’intérêt, dans la nécessité de vivre. Quel homme ne sait que, quand une femme qu’il va payer lui dit : « Ne parlons pas d’argent », cette parole doit être comptée, ainsi qu’on dit en musique, comme « une mesure pour rien », et que si plus tard elle lui déclare : « Tu m’as fait trop de peine, tu m’as souvent caché la vérité, je suis à bout », il doit interpréter : « un autre protecteur lui offre davantage » ? Encore n’est-ce là que le langage d’une cocotte assez rapprochée des femmes du monde. Les apaches fournissent des exemples plus frappants. Mais M. de Norpois et le prince allemand, si les apaches leur étaient inconnus, avaient accoutumé de vivre sur le même plan que les nations, lesquelles sont aussi, malgré leur grandeur, des êtres d’égoïsme et de ruse, qu’on ne dompte que par la force, par la considération de leur intérêt, qui peut les pousser jusqu’au meurtre, un meurtre symbolique souvent lui aussi, la simple hésitation à se battre ou le refus de se battre pouvant signifier pour une nation : « périr ». Mais comme tout cela n’est pas dit dans les Livres Jaunes et autres, le peuple est volontiers pacifiste ; s’il est guerrier, c’est instinctivement, par haine, par rancune, non par les raisons qui ont décidé les chefs d’État avertis par les Norpois.