Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/149

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règne différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps. Quelque brigand que nous rencontrions sur une route, peut-être pourrons-nous arriver à le rendre sensible à son intérêt personnel sinon à notre malheur. Mais demander pitié à notre corps, c’est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l’eau, et avec laquelle nous serions épouvantés d’être condamnés à vivre. Les malaises de ma grand’mère passaient souvent inaperçus à son attention toujours détournée vers nous. Quand elle en souffrait trop, pour arriver à les guérir, elle s’efforçait en vain de les comprendre. Si les phénomènes morbides dont son corps était le théâtre restaient obscurs et insaisissables à la pensée de ma grand’mère, ils étaient clairs et intelligibles pour des êtres appartenant au même règne physique qu’eux, de ceux à qui l’esprit humain a fini par s’adresser pour comprendre ce que lui dit son corps, comme devant les réponses d’un étranger on va chercher quelqu’un du même pays qui servira d’interprète. Eux peuvent causer avec notre corps, nous dire si sa colère est grave ou s’apaisera bientôt. Cottard, qu’on avait appelé auprès de ma grand’mère et qui nous avait agacés en nous demandant avec un sourire fin, dès la première minute où nous lui avions dit que ma grand’mère était malade : « Malade ? Ce n’est pas au moins une maladie diplomatique ? », Cottard essaya, pour calmer l’agitation de sa malade, le régime lacté. Mais les perpétuelles soupes au lait ne firent pas d’effet parce que ma grand’mère y mettait beaucoup de sel (Widal n’ayant pas encore fait ses découvertes), dont on ignorait l’inconvénient en ce temps-là. Car la médecine étant un compendium des erreurs successives et contradictoires des médecins, en appelant à soi les meilleurs d’entre eux on a grande chance