Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/160

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car elle aura fait de vous, selon un mot profond de M. de Talleyrand, un bien portant imaginaire. Tenez, elle a commencé à vous guérir, vous m’écoutez toute droite, sans vous être appuyée une fois, l’œil vif, la mine bonne, et il y a de cela une demi-heure d’horloge et vous ne vous en êtes pas aperçue. Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

Quand, après avoir reconduit le docteur du Boulbon, je rentrai dans la chambre où ma mère était seule, le chagrin qui m’oppressait depuis plusieurs semaines s’envola, je sentis que ma mère allait laisser éclater sa joie et qu’elle allait voir la mienne, j’éprouvai cette impossibilité de supporter l’attente de l’instant prochain où, près de nous, une personne va être émue qui, dans un autre ordre, est un peu comme la peur qu’on éprouve quand on sait que quelqu’un va entrer pour vous effrayer par une porte qui est encore fermée ; je voulus dire un mot à maman, mais ma voix se brisa, et fondant en larmes, je restai longtemps, la tête sur son épaule, à pleurer, à goûter, à accepter, à chérir la douleur, maintenant que je savais qu’elle était sortie de ma vie, comme nous aimons à nous exalter de vertueux projets que les circonstances ne nous permettent pas de mettre à exécution. Françoise m’exaspéra en ne prenant pas part à notre joie. Elle était tout émue parce qu’une scène terrible avait éclaté entre le valet de pied et le concierge rapporteur. Il avait fallu que la duchesse, dans sa bonté, intervînt, rétablît un semblant de paix et pardonnât au valet de pied. Car elle était bonne, et ç’aurait été la place idéale si elle n’avait pas écouté les « racontages ».

On commençait déjà depuis plusieurs jours à savoir ma grand’mère souffrante et à prendre de ses nouvelles. Saint-Loup m’avait écrit : « Je ne veux pas profiter de ces heures où ta chère grand’mère n’est pas bien pour te faire ce qui est beaucoup plus que des reproches et où elle n’est pour rien. Mais je mentirais