Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/186

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mencé, auprès de quelques esprits plus difficiles, de substituer un nouveau culte à celui qui a presque fini de s’imposer. Dans les livres de Bergotte, que je relisais souvent, ses phrases étaient aussi claires devant mes yeux que mes propres idées, les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses s’y voyaient aisément, sinon telles qu’on les avait toujours vues, du moins telles qu’on avait l’habitude de les voir maintenant. Or un nouvel écrivain avait commencé à publier des œuvres où les rapports entre les choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne comprenais presque rien de ce qu’il écrivait. Il disait par exemple : « Les tuyaux d’arrosage admiraient le bel entretien des routes » (et cela c’était facile, je glissais le long de ces routes) « qui partaient toutes les cinq minutes de Briand et de Claudel ». Alors je ne comprenais plus parce que j’avais attendu un nom de ville et qu’il m’était donné un nom de personne. Seulement je sentais que ce n’était pas la phrase qui était mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu’au bout. Je reprenais mon élan, m’aidais des pieds et des mains pour arriver à l’endroit d’où je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je retombais comme plus tard au régiment, dans l’exercice appelé portique. Je n’en avais pas moins pour le nouvel écrivain l’admiration d’un enfant gauche et à qui on donne zéro pour la gymnastique, devant un autre enfant plus adroit. Dès lors j’admirai moins Bergotte dont la limpidité me parut de l’insuffisance. Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses quand c’était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait plus quand c’était Renoir.

Les gens de goût nous disent aujourd’hui que Renoir est un grand peintre du xviiie siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu’il en a fallu beaucoup,