Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/214

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encore qu’au milieu de l’après-midi. Les rideaux de tulle de la fenêtre, vaporeux et friables comme ils n’auraient pas été par un beau temps, avaient ce même mélange de douceur et de cassant qu’ont les ailes de libellules et les verres de Venise. Il me pesait d’autant plus d’être seul ce dimanche-là que j’avais fait porter le matin une lettre à Mlle de Stermaria. Robert de Saint-Loup, que sa mère avait réussi à faire rompre, après de douloureuses tentatives avortées, avec sa maîtresse, et qui depuis ce moment avait été envoyé au Maroc pour oublier celle qu’il n’aimait déjà plus depuis quelque temps, m’avait écrit un mot, reçu la veille, où il m’annonçait sa prochaine arrivée en France pour un congé très court. Comme il ne ferait que toucher barre à Paris (où sa famille craignait sans doute de le voir renouer avec Rachel), il m’avertissait, pour me montrer qu’il avait pensé à moi, qu’il avait rencontré à Tanger Mlle ou plutôt Mme de Stermaria, car elle avait divorcé après trois mois de mariage. Et Robert se souvenant de ce que je lui avais dit à Balbec avait demandé de ma part un rendez-vous à la jeune femme. Elle dînerait très volontiers avec moi, lui avait-elle répondu, un des jours que, avant de regagner la Bretagne, elle passerait à Paris. Il me disait de me hâter d’écrire à Mme de Stermaria, car elle était certainement arrivée. La lettre de Saint-Loup ne m’avait pas étonné, bien que je n’eusse pas reçu de nouvelles de lui depuis qu’au moment de la maladie de ma grand’mère il m’eût accusé de perfidie et de trahison. J’avais très bien compris alors ce qui s’était passé. Rachel, qui aimait à exciter sa jalousie — elle avait des raisons accessoires aussi de m’en vouloir — avait persuadé à son amant que j’avais fait des tentatives sournoises pour avoir, pendant l’absence de Robert, des relations avec elle. Il est probable qu’il continuait à croire que c’était vrai, mais il avait cessé d’être épris d’elle, de sorte