Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/229

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Ainsi, quand il m’arrivait de laisser, par mégarde, sur ma table, au milieu d’autres lettres, une certaine qu’il n’eût pas fallu qu’elle vît, par exemple parce qu’il y était parlé d’elle avec une malveillance qui en supposait une aussi grande à son égard chez le destinataire que chez l’expéditeur, le soir, si je rentrais inquiet et allais droit à ma chambre, sur mes lettres rangées bien en ordre en une pile parfaite, le document compromettant frappait tout d’abord mes yeux comme il n’avait pas pu ne pas frapper ceux de Françoise, placé par elle tout en dessus, presque à part, en une évidence qui était un langage, avait son éloquence, et dès la porte me faisait tressaillir comme un cri. Elle excellait à régler ces mises en scène destinées à instruire si bien le spectateur, Françoise absente, qu’il savait déjà qu’elle savait tout quand ensuite elle faisait son entrée. Elle avait, pour faire parler ainsi un objet inanimé, l’art à la fois génial et patient d’Irving et de Frédéric Lemaître. En ce moment, tenant au-dessus d’Albertine et de moi la lampe allumée qui ne laissait dans l’ombre aucune des dépressions encore visibles que le corps de la jeune fille avait creusées dans le couvre-pieds, Françoise avait l’air de la « Justice éclairant le Crime ». La figure d’Albertine ne perdait pas à cet éclairage. Il découvrait sur les joues le même vernis ensoleillé qui m’avait charmé à Balbec. Ce visage d’Albertine, dont l’ensemble avait quelquefois, dehors, une espèce de pâleur blême, montrait, au contraire, au fur et à mesure que la lampe les éclairait, des surfaces si brillamment, si uniformément colorées, si résistantes et si lisses, qu’on aurait pu les comparer aux carnations soutenues de certaines fleurs. Surpris pourtant par l’entrée inattendue de Françoise, je m’écriai :

— Comment, déjà la lampe ? Mon Dieu que cette lumière est vive !