Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/23

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fois retouchés légèrement, à l’aide desquels elle le prolongeait dans le passé. Puis M. de Norpois, qui n’était pas capable de refaire une vraie situation à son amie, lui amenait en revanche les hommes d’État étrangers ou français qui avaient besoin de lui et savaient que la seule manière efficace de lui faire leur cour était de fréquenter chez Mme  de Villeparisis. Peut-être Mme  Leroi connaissait-elle aussi ces éminentes personnalités européennes. Mais en femme agréable et qui fuit le ton des bas bleus elle se gardait de parler de la question d’Orient aux premiers ministres aussi bien que de l’essence de l’amour aux romanciers et aux philosophes. « L’amour ? avait-elle répondu une fois à une dame prétentieuse qui lui avait demandé : « Que pensez-vous de l’amour ? » L’amour ? je le fais souvent mais je n’en parle jamais. » Quand elle avait chez elle de ces célébrités de la littérature et de la politique elle se contentait, comme la duchesse de Guermantes, de les faire jouer au poker. Ils aimaient souvent mieux cela que les grandes conversations à idées générales où les contraignait Mme  de Villeparisis. Mais ces conversations, peut-être ridicules dans le monde, ont fourni aux « Souvenirs » de Mme  de Villeparisis de ces morceaux excellents, de ces dissertations politiques qui font bien dans des Mémoires comme dans les tragédies à la Corneille. D’ailleurs les salons des Mme  de Villeparisis peuvent seuls passer à la postérité parce que les Mme  Leroi ne savent pas écrire, et le sauraient-elles, n’en auraient pas le temps. Et si les dispositions littéraires des Mme  de Villeparisis sont la cause du dédain des Mme  Leroi, à son tour le dédain des Mme  Leroi sert singulièrement les dispositions littéraires des Mme  de Villeparisis en faisant aux dames bas bleus le loisir que réclame la carrière des lettres. Dieu qui veut qu’il y ait quelques livres bien écrits souffle pour cela ces dédains dans le cœur des Mme  Leroi, car il sait que si elles invitaient à dîner les Mme  de