Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/30

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qui attestait l’inertie absolue de son attention désœuvrée.

Le visiteur importun entra, marchant droit vers Mme  de Villeparisis, d’un air ingénu et fervent, c’était Legrandin.

— Je vous remercie beaucoup de me recevoir, madame, dit-il en insistant sur le mot « beaucoup » : c’est un plaisir d’une qualité tout à fait rare et subtile que vous faites à un vieux solitaire, je vous assure que sa répercussion…

Il s’arrêta net en m’apercevant.

— Je montrais à monsieur le beau portrait de la duchesse de La Rochefoucauld, femme de l’auteur des Maximes, il me vient de famille.

Mme  de Guermantes, elle, salua Alix, en s’excusant de n’avoir pu, cette année comme les autres, aller la voir. « J’ai eu de vos nouvelles par Madeleine », ajouta-t-elle.

— Elle a déjeuné chez moi ce matin, dit la marquise du quai Malaquais avec la satisfaction de penser que Mme  de Villeparisis n’en pourrait jamais dire autant.

Cependant je causais avec Bloch, et craignant, d’après ce qu’on m’avait dit du changement à son égard de son père, qu’il n’enviât ma vie, je lui dis que la sienne devait être plus heureuse. Ces paroles étaient de ma part un simple effet de l’amabilité. Mais elle persuade aisément de leur bonne chance ceux qui ont beaucoup d’amour-propre, ou leur donne le désir de persuader les autres. « Oui, j’ai en effet une vie délicieuse, me dit Bloch d’un air de béatitude. J’ai trois grands amis, je n’en voudrais pas un de plus, une maîtresse adorable, je suis infiniment heureux. Rare est le mortel à qui le Père Zeus accorde tant de félicités. » Je crois qu’il cherchait surtout à se louer et à me faire envie. Peut-être aussi y avait-il quelque désir d’originalité dans son optimisme. Il fut visible qu’il ne voulait pas répondre les mêmes banalités que tout le