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et lui faire croire à l’intention de le blesser : « Eh bien, monsieur, je suis presque excusé d’être dans un salon puisque je vous y trouve. » M. Legrandin conclut de ces paroles (ce fut du moins le jugement qu’il porta sur moi quelques jours plus tard) que j’étais un petit être foncièrement méchant qui ne se plaisait qu’au mal.

« Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour », me répondit-il, sans me donner la main et d’une voix rageuse et vulgaire que je ne lui soupçonnais pas et qui, nullement en rapport rationnel avec ce qu’il disait d’habitude, en avait un autre plus immédiat et plus saisissant avec quelque chose qu’il éprouvait. C’est que, ce que nous éprouvons, comme nous sommes décidés à toujours le cacher, nous n’avons jamais pensé à la façon dont nous l’exprimerions. Et tout d’un coup, c’est en nous une bête immonde et inconnue qui se fait entendre et dont l’accent parfois peut aller jusqu’à faire aussi peur à qui reçoit cette confidence involontaire, elliptique et presque irrésistible de votre défaut ou de votre vice, que ferait l’aveu soudain indirectement et bizarrement proféré par un criminel ne pouvant s’empêcher de confesser un meurtre dont vous ne le saviez pas coupable. Certes je savais bien que l’idéalisme, même subjectif, n’empêche pas de grands philosophes de rester gourmands ou de se présenter avec ténacité à l’Académie. Mais vraiment Legrandin n’avait pas besoin de rappeler si souvent qu’il appartenait à une autre planète quand tous ses mouvements convulsifs de colère ou d’amabilité étaient gouvernés par le désir d’avoir une bonne position dans celle-ci.

— Naturellement, quand on me persécute vingt fois de suite pour me faire venir quelque part, continua-t-il à voix basse, quoique j’aie bien droit à ma liberté, je ne peux pourtant pas agir comme un rustre.

Mme  de Guermantes s’était assise. Son nom, comme il était accompagné de son titre, ajoutait à sa personne