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Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/78

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naître le sens précis de certains mots et qui croyait que faire des embarras voulait dire faire non pas de l’esbroufe, mais des complications.

Bloch cherchait à pousser M. de Norpois sur le colonel Picquart.

— Il est hors de conteste, répondit M. de Norpois, que sa déposition était nécessaire. Je sais qu’en soutenant cette opinion j’ai fait pousser à plus d’un de mes collègues des cris d’orfraie, mais, à mon sens, le gouvernement avait le devoir de laisser parler le colonel. On ne sort pas d’une pareille impasse par une simple pirouette, ou alors on risque de tomber dans un bourbier. Pour l’officier lui-même, cette déposition produisit à la première audience une impression des plus favorables. Quand on l’a vu, bien pris dans le joli uniforme des chasseurs, venir sur un ton parfaitement simple et franc raconter ce qu’il avait vu, ce qu’il avait cru, dire : « Sur mon honneur de soldat (et ici la voix de M. de Norpois vibra d’un léger trémolo patriotique) telle est ma conviction », il n’y a pas à nier que l’impression a été profonde.

« Voilà, il est dreyfusard, il n’y a plus l’ombre d’un doute », pensa Bloch.

— Mais ce qui lui a aliéné entièrement les sympathies qu’il avait pu rallier d’abord, cela a été sa confrontation avec l’archiviste Gribelin, quand on entendit ce vieux serviteur, cet homme qui n’a qu’une parole (et M. de Norpois accentua avec l’énergie des convictions sincères les mots qui suivirent), quand on l’entendit, quand on le vit regarder dans les yeux son supérieur, ne pas craindre de lui tenir la dragée haute et lui dire d’un ton qui n’admettait pas de réplique : « Voyons, mon colonel, vous savez bien que je n’ai jamais menti, vous savez bien qu’en ce moment, comme toujours, je dis la vérité », le vent tourna, M. Picquart eut beau remuer ciel et terre dans les audiences suivantes, il fit bel et bien fiasco.