Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/190

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laquelle il venait de demander au duc de Guermantes de lui écrire, car il en avait hérité et ne le louait que pendant les représentations de Wagner, au prince de Polignac, autre « fantaisiste » délicieux. Quand M. de Guermantes, pour expliquer comment il était parent de Mme d’Arpajon, était obligé, si loin et si simplement, de remonter, par la chaîne et les mains unies de trois ou de cinq aïeules, à Marie-Louise ou à Colbert, c’était encore la même chose dans tous ces cas : un grand événement historique n’apparaissait au passage que masqué, dénaturé, restreint, dans le nom d’une propriété, dans les prénoms d’une femme, choisis tels parce qu’elle est la petite-fille de Louis-Philippe et Marie-Amélie considérés non plus comme roi et reine de France, mais seulement dans la mesure où, en tant que grands-parents, ils laissèrent un héritage. (On voit, pour d’autres raisons, dans un dictionnaire de l’œuvre de Balzac où les personnages les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la Comédie humaine, Napoléon tenir une place bien moindre que Rastignac et la tenir seulement parce qu’il a parlé aux demoiselles de Cinq-Cygne.) Telle l’aristocratie, en sa construction lourde, percée de rares fenêtres, laissant entrer peu de jour, montrant le même manque d’envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que l’architecture romane, enferme toute l’histoire, l’emmure, la renfrogne.

Ainsi les espaces de ma mémoire se couvraient peu à peu de noms qui, en s’ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces œuvres d’art achevées où il n’y a pas une seule touche qui soit isolée, où chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d’être comme elle leur impose la sienne.

Le nom de M. de Luxembourg étant revenu sur le tapis, l’ambassadrice de Turquie raconta que le