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des pays), l’avaient aiguillée vers la cousine d’Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque temps sur la valeur et la variété imaginaires des gens du monde que parce qu’il s’y trompait lui-même. Et cela peut-être parce qu’il ne faisait rien, n’écrivait pas, ne peignait pas, ne lisait même rien d’une manière sérieuse et approfondie. Mais, supérieur aux gens du monde de plusieurs degrés, si c’est d’eux et de leur spectacle qu’il tirait la matière de sa conversation, il n’était pas pour cela compris par eux. Parlant en artiste, il pouvait tout au plus dégager le charme fallacieux des gens du monde. Mais le dégager pour les artistes seulement, à l’égard desquels il eût pu jouer le rôle du renne envers les Esquimaux ; ce précieux animal arrache pour eux, sur des roches désertiques, des lichens, des mousses qu’ils ne sauraient ni découvrir, ni utiliser, mais qui, une fois digérés par le renne, deviennent pour les habitants de l’extrême Nord un aliment assimilable.

À quoi j’ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde étaient animés de beaucoup de vie par le mélange de ses haines féroces et de ses dévotes sympathies. Les haines dirigées surtout contre les jeunes gens, l’adoration excitée principalement par certaines femmes.

Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes était placée par M. de Charlus sur le trône le plus élevé, ses mystérieuses paroles sur « l’inaccessible palais d’Aladin » qu’habitait sa cousine ne suffisent pas à expliquer ma stupéfaction.

Malgré ce qui tient aux divers points de vue subjectifs, dont j’aurai à parler, dans les grossissements artificiels, il n’en reste pas moins qu’il y a quelque réalité objective dans tous ces êtres, et par conséquent différence entre eux.

Comment d’ailleurs en serait-il autrement ? L’humanité que nous fréquentons et qui ressemble si peu à nos rêves est pourtant la même que, dans les Mémoires,