distinguer, mais qui battaient des tapis, le même plaisir qu’à voir, dans un paysage de Turner ou d’Elstir, un voyageur en diligence, ou un guide, à différents degrés d’altitude du Saint-Gothard. Mais de ce « point de vue » où je m’étais placé, j’aurais risqué de ne pas voir rentrer M. ou Mme de Guermantes, de sorte que, lorsque dans l’après-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis simplement sur l’escalier, d’où l’ouverture de la porte cochère ne pouvait passer inaperçue pour moi, et ce fut dans l’escalier que je me postai, bien que n’y apparussent pas, si éblouissantes avec leurs valets de pied rendus minuscules par l’éloignement et en train de nettoyer, les beautés alpestres de l’hôtel de Bréquigny et Tresmes. Or cette attente sur l’escalier devait avoir pour moi des conséquences si considérables et me découvrir un paysage, non plus turnérien, mais moral si important, qu’il est préférable d’en retarder le récit de quelques instants, en le faisant précéder d’abord par celui de ma visite aux Guermantes quand je sus qu’ils étaient rentrés. Ce fut le duc seul qui me reçut dans sa bibliothèque. Au moment où j’y entrais, sortit un petit homme aux cheveux tout blancs, l’air pauvre, avec une petite cravate noire comme en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon grand-père, mais d’un aspect plus timide et qui, m’adressant de grands saluts, ne voulut jamais descendre avant que je fusse passé. Le duc lui cria de la bibliothèque quelque chose que je ne compris pas, et l’autre répondit avec de nouveaux saluts adressés à la muraille, car le duc ne pouvait le voir, mais répétés tout de même sans fin, comme ces inutiles sourires des gens qui causent avec vous par le téléphone ; il avait une voix de fausset, et me resalua avec une humilité d’homme d’affaires. Et ce pouvait d’ailleurs être un homme d’affaires de Combray, tant il avait le genre provincial, suranné et doux des petites gens, des
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