Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/38

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dans l’arche de Noé. Tout à coup, je vis le patron s’infléchir en courbettes, les maîtres d’hôtel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux à tous les clients. « Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le marquis de Saint-Loup », s’écriait le patron, pour qui Robert n’était pas seulement un grand seigneur jouissant d’un véritable prestige, même aux yeux du prince de Foix, mais un client qui menait la vie à grandes guides et dépensait dans ce restaurant beaucoup d’argent. Les clients de la grande salle regardaient avec curiosité, ceux de la petite hélaient à qui mieux mieux leur ami qui finissait de s’essuyer les pieds. Mais au moment où il allait pénétrer dans la petite salle, il m’aperçut dans la grande. « Bon Dieu, cria-t-il, qu’est-ce que tu fais là, et avec la porte ouverte devant toi », dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron qui courut la fermer en s’excusant sur les garçons : « Je leur dis toujours de la tenir fermée. »

J’avais été obligé de déranger ma table et d’autres qui étaient devant la mienne, pour aller à lui. « Pourquoi as-tu bougé ? Tu aimes mieux dîner là que dans la petite salle ? Mais, mon pauvre petit, tu vas geler. Vous allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron. — À l’instant même, M. le Marquis, les clients qui viendront à partir de maintenant passeront par la petite salle, voilà tout. » Et pour mieux montrer son zèle, il commanda pour cette opération un maître d’hôtel et plusieurs garçons, et tout en faisant sonner très haut de terribles menaces si elle n’était pas menée à bien. Il me donnait des marques de respect excessives pour que j’oubliasse qu’elles n’avaient pas commencé dès mon arrivée, mais seulement après celle de Saint-Loup, et pour que je ne crusse pas cependant qu’elles étaient dues à l’amitié que me montrait son riche et aristocratique client, il m’adressait à la dérobée de petits sourires où semblait se déclarer une sympathie toute personnelle.