Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/54

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

avait quelque chose d’enchanteur. La rivière, les robes des femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu’Elstir avait découpé dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d’une femme cessant un moment de danser, à cause de la chaleur et de l’essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la toile d’une voile arrêtée, dans l’eau du petit port, dans le ponton de bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux que j’avais vus à Balbec, l’hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu’Elstir théoricien, qu’Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter : « Il n’y a pas de gothique, il n’y a pas de chef-d’œuvre, l’hôpital sans style vaut le glorieux portail », de même j’entendais : « La dame un peu vulgaire qu’un dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi, sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n’y a pas de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans les regards du peintre. » Or celui-ci avait su immortellement arrêter le mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et avait cessé de danser, où l’arbre était cerné d’un pourtour d’ombre, où les voiles semblaient glisser sur un vernis d’or. Mais justement parce que l’instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée donnait l’impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait bientôt s’en retourner, les bateaux disparaître, l’ombre changer de place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout autre il est vrai, de ce qu’est l’instant, dans quel-