Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/61

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à ce que je tâchais de me figurer ce qui existait réellement à Parme, en une sorte d’arrivée fragmentaire et sans avoir bougé ; c’était, dans l’algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation à cette inconnue. Mais si j’avais depuis des années — comme un parfumeur à un bloc uni de matière grasse — fait absorber à ce nom de princesse de Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la princesse, que j’aurais été jusque-là convaincu être au moins la Sanseverina, une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai dire, parachevée que quelques mois plus tard, et qui consista, à l’aide de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y incorporer à la place l’image d’une petite femme noire, occupée d’œuvres, d’une amabilité tellement humble qu’on comprenait tout de suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames, elle était aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le quartier de l’Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au nom de Parme qu’à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser à la Chartreuse où meurt Fabrice qu’à la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare.

Son amabilité tenait à deux causes. L’une, générale, était l’éducation que cette fille de souverains avait reçue. Sa mère (non seulement alliée à toutes les familles royales de l’Europe, mais encore — contraste avec la maison ducale de Parme — plus riche qu’aucune princesse régnante) lui avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes orgueilleusement humbles d’un snobisme évangélique ; et maintenant chaque trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de ses bras semblaient répéter : « Rappelle-toi que si Dieu t’a fait naître sur les