Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/115

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m’informer de Swann. « Ne croyez pas un mot de ce qu’a raconté Babal, me dit-elle. Jamais la petite Molé ne serait allée se fourrer là dedans. On nous dit ça pour nous attirer. Ils ne reçoivent personne et ne sont invités nulle part. Lui-même l’avoue : « Nous restons tous les deux seuls au coin de notre feu. » Comme il dit toujours nous, non pas comme le roi, mais pour sa femme, je n’insiste pas. Mais je suis très renseignée », ajouta la duchesse. Elle et moi nous croisâmes deux jeunes gens dont la grande et dissemblable beauté tirait d’une même femme son origine. C’étaient les deux fils de Mme  de Surgis, la nouvelle maîtresse du duc de Guermantes. Ils resplendissaient des perfections de leur mère, mais chacun d’une autre. En l’un avait passé, ondoyante en un corps viril, la royale prestance de Mme  de Surgis, et la même pâleur ardente, roussâtre et sacrée affluait aux joues marmoréennes de la mère et de ce fils ; mais son frère avait reçu le front grec, le nez parfait, le cou de statue, les yeux infinis ; ainsi faite de présents divers que la déesse avait partagés, leur double beauté offrait le plaisir abstrait de penser que la cause de cette beauté était en dehors d’eux ; on eût dit que les principaux attributs de leur mère s’étaient incarnés en deux corps différents ; que l’un des jeunes gens était la stature de sa mère et son teint, l’autre son regard, comme les êtres divins qui n’étaient que la force et la beauté de Jupiter ou de Minerve. Pleins de respect pour M. de Guermantes, dont ils disaient : « C’est un grand ami de nos parents », l’aîné cependant crut qu’il était prudent de ne pas venir saluer la duchesse dont il savait, sans en comprendre peut-être la raison, l’inimitié pour sa mère, et à notre vue il détourna légèrement la tête. Le cadet, qui imitait toujours son frère, parce qu’étant stupide et, de plus, myope, il n’osait pas avoir d’avis personnel,