Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/183

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Jojotte », sans savoir pourquoi, à un grand artiste qu’on entend appeler ainsi, dans cette maison, le duc, encore tout gêné par la coutume nouvelle, disait cependant : « En effet, s’il n’y a rien contre lui ! » Les trois charmantes dames trouvaient qu’il n’allait pas assez vite et le rudoyaient un peu : « Mais, au fond, personne d’intelligent n’a pu croire qu’il y eût rien. » Chaque fois qu’un fait « écrasant » contre Dreyfus se produisait et que le duc, croyant que cela allait convertir les trois dames charmantes, venait le leur annoncer, elles riaient beaucoup et n’avaient pas de peine, avec une grande finesse de dialectique, à lui montrer que l’argument était sans valeur et tout à fait ridicule. Le duc était rentré à Paris dreyfusard enragé. Et certes nous ne prétendons pas que les trois dames charmantes ne fussent pas, dans ce cas-là, messagères de vérité. Mais il est à remarquer que tous les dix ans, quand on a laissé un homme rempli d’une conviction véritable, il arrive qu’un couple intelligent, ou une seule dame charmante, entrent dans sa société et qu’au bout de quelques mois on l’amène à des opinions contraires. Et sur ce point il y a beaucoup de pays qui se comportent comme l’homme sincère, beaucoup de pays qu’on a laissés remplis de haine pour un peuple et qui, six mois après, ont changé de sentiment et renversé leurs alliances.

Je ne vis plus de quelque temps Albertine, mais continuai, à défaut de Mme de Guermantes qui ne parlait plus à mon imagination, à voir d’autres fées et leurs demeures, aussi inséparables d’elles que du mollusque qui la fabriqua et s’en abrite la valve de nacre ou d’émail, ou la tourelle à créneaux de son coquillage. Je n’aurais pas su classer ces dames, la difficulté du problème étant aussi insignifiante et impossible non seulement à résoudre mais à poser. Avant la dame il fallait aborder le féerique hôtel.