Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/188

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princesse (jouant au petit pied la duchesse de Guermantes) avait pris la contre-partie des opinions reçues, déclaré les gens de son monde idiots, ce que Mme Verdurin avait trouvé d’un grand courage. Mais ce courage ne devait pas aller plus tard jusqu’à oser, sous le feu des regards de dames nationalistes, saluer Mme Verdurin aux courses de Balbec. Pour Mme Swann, les antidreyfusards lui savaient, au contraire, gré d’être « bien pensante », ce à quoi, mariée à un juif, elle avait un mérite double. Néanmoins les personnes qui n’étaient jamais allées chez elle s’imaginaient qu’elle recevait seulement quelques Israélites obscurs et des élèves de Bergotte. On classe ainsi des femmes, autrement qualifiées que Mme Swann, au dernier rang de l’échelle sociale, soit à cause de leurs origines, soit parce qu’elles n’aiment pas les dîners en ville et les soirées où on ne les voit jamais, ce qu’on suppose faussement dû à ce qu’elles n’auraient pas été invitées, soit parce qu’elles ne parlent jamais de leurs amitiés mondaines mais seulement de littérature et d’art, soit parce que les gens se cachent d’aller chez elles, ou que, pour ne pas faire d’impolitesse aux autres, elles se cachent de les recevoir, enfin pour mille raisons qui achèvent de faire de telle ou telle d’entre elles aux yeux de certains, la femme qu’on ne reçoit pas. Il en était ainsi pour Odette. Mme d’Épinoy, à l’occasion d’un versement qu’elle désirait pour la « Patrie française », ayant eu à aller la voir, comme elle serait entrée chez sa mercière, convaincue d’ailleurs qu’elle ne trouverait que des visages, non pas même méprisés mais inconnus, resta clouée sur la place quand la porte s’ouvrit, non sur le salon qu’elle supposait, mais sur une salle magique où, comme grâce à un changement à vue dans une féerie, elle reconnut dans des figurantes éblouissantes, à demi étendues sur des divans, assises sur des fauteuils, appelant la