Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/193

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Odette, mais Mme  d’Arpajon restait de fer. Et quand Mme  de Saint-Euverte, vaincue, s’en allait : « Je ne vous ai pas présentée, disait la maîtresse de maison à Odette, parce qu’on n’aime pas beaucoup aller chez elle et elle invite énormément ; vous n’auriez pas pu vous en dépêtrer. — Oh ! cela ne fait rien », disait Odette avec un regret. Mais elle gardait l’idée qu’on n’aimait pas aller chez Mme  de Saint-Euverte, ce qui, dans une certaine mesure, était vrai, et elle en concluait qu’elle avait une situation très supérieure à Mme  de Saint-Euverte bien que celle-ci en eût une très grande, et Odette encore aucune.

Elle ne s’en rendait pas compte, et bien que toutes les amies de Mme  de Guermantes fussent liées avec Mme  d’Arpajon, quand celle-ci invitait Mme  Swann, Odette disait d’un air scrupuleux : « Je vais chez Mme  d’Arpajon, mais vous allez me trouver bien vieux jeu ; cela me choque, à cause de Mme  de Guermantes » (qu’elle ne connaissait pas du reste). Les hommes distingués pensaient que le fait que Mme  Swann connût peu de gens du grand monde tenait à ce qu’elle devait être une femme supérieure, probablement une grande musicienne, et que ce serait une espèce de titre extramondain, comme pour un duc d’être docteur ès sciences, que d’aller chez elle. Les femmes complètement nulles étaient attirées vers Odette par une raison contraire ; apprenant qu’elle allait au concert Colonne et se déclarait wagnérienne, elles en concluaient que ce devait être une « farceuse », et elles étaient fort allumées par l’idée de la connaître. Mais peu assurées dans leur propre situation, elles craignaient de se compromettre en public en ayant l’air liées avec Odette, et, si dans un concert de charité elles apercevaient Mme  Swann, elles détournaient la tête, jugeant impossible de saluer, sous les yeux de Mme  de