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Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/22

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À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

en face de moi, comme monument historique, une « vue » de la cathédrale d’Orléans, qui est la plus laide de France, et aussi fatigante à regarder ainsi malgré moi que si on m’avait forcé d’en fixer les tours dans la boule de verre de ces porte-plume optiques qui donnent des ophtalmies. Je descendis aux Aubrais en même temps que ma jeune personne qu’hélas, sa famille (alors que je lui supposais tous les défauts excepté celui d’avoir une famille) attendait sur le quai ! Je n’eus pour consolation, en attendant le train qui me ramènerait à Paris, que la maison de Diane de Poitiers. Elle a eu beau charmer un de mes ancêtres royaux, j’eusse préféré une beauté plus vivante. C’est pour cela, pour remédier à l’ennui de ces retours seul, que j’aimerais assez connaître un garçon des wagons-lits, un conducteur d’omnibus. Du reste ne soyez pas choqué, conclut le baron, tout cela est une question de genre. Pour les jeunes gens du monde par exemple, je ne désire aucune possession physique, mais je ne suis tranquille qu’une fois que je les ai touchés, je ne veux pas dire matériellement, mais touché leur corde sensible. Une fois qu’au lieu de laisser mes lettres sans réponse, un jeune homme ne cesse plus de m’écrire, qu’il est à ma disposition morale, je suis apaisé, ou du moins je le serais, si je n’étais bientôt saisi par le souci d’un autre. C’est assez curieux, n’est-ce pas ? À propos de jeunes gens du monde, parmi ceux qui viennent ici, vous n’en connaissez pas ? — Non, mon bébé. Ah ! si, un brun, très grand, à monocle, qui rit toujours et se retourne. — Je ne vois pas qui vous voulez dire. » Jupien compléta le portrait, M. de Charlus ne pouvait arriver à trouver de qui il s’agissait, parce qu’il ignorait que l’ancien giletier était une de ces personnes, plus nombreuses qu’on ne croit, qui ne se rappellent pas la couleur des cheveux des gens qu’ils connaissent peu. Mais pour moi, qui savais cette infirmité de