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À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

ce qu’il appelait son traitement, d’accepter pour ses courses des rémunérations, qui l’avaient fait prendre en horreur à Françoise : « Oui, la première fois qu’on le voit on lui donnerait le bon Dieu sans confession, mais il y a des jours où il est poli comme une porte de prison. Tout ça c’est des tire-sous. » Cette catégorie où elle avait si souvent fait figurer Eulalie et où, hélas, pour tous les malheurs que cela devait un jour amener, elle rangeait déjà Albertine, parce qu’elle me voyait souvent demander à maman, pour mon amie peu fortunée, de menus objets, des colifichets, ce que Françoise trouvait inexcusable, parce que Mme  Bontemps n’avait qu’une bonne à tout faire. Bien vite, le lift, ayant retiré ce que j’eusse appelé sa livrée et ce qu’il nommait sa tunique, apparaissait en chapeau de paille, avec une canne, soignant sa démarche et le corps redressé, car sa mère lui avait recommandé de ne jamais prendre le genre « ouvrier » ou « chasseur ». De même que, grâce aux livres, la science l’est à un ouvrier qui n’est plus ouvrier quand il a fini son travail, de même, grâce au canotier et à la paire de gants, l’élégance devenait accessible au lift qui, ayant cessé, pour la soirée, de faire monter les clients, se croyait, comme un jeune chirurgien qui a retiré sa blouse, ou le maréchal des logis Saint-Loup sans uniforme, devenu un parfait homme du monde. Il n’était pas d’ailleurs sans ambition, ni talent non plus pour manipuler sa cage et ne pas vous arrêter entre deux étages. Mais son langage était défectueux. Je croyais à son ambition parce qu’il disait en parlant du concierge, duquel il dépendait : « Mon concierge », sur le même ton qu’un homme possédant à Paris ce que le chasseur eût appelé « un hôtel particulier » eût parlé de son portier. Quant au langage du liftier, il est curieux que quelqu’un qui entendait cinquante fois par jour un client appeler : « Ascenseur », ne dît jamais