Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/253

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ressante. Elle était même en ce moment devenue aigre car nous venions d’apercevoir le docteur du Boulbon, qui ne nous vit pas. Il était venu passer quelque temps de l’autre côté de la baie de Balbec, où on le consultait beaucoup. Or, quoique Cottard eût l’habitude de déclarer qu’il ne faisait pas de médecine en vacances, il avait espéré se faire, sur cette côte, une clientèle de choix, à quoi du Boulbon se trouvait mettre obstacle. Certes le médecin de Balbec ne pouvait gêner Cottard. C’était seulement un médecin très consciencieux, qui savait tout et à qui on ne pouvait parler de la moindre démangeaison sans qu’il vous indiquât aussitôt, dans une formule complexe, la pommade, lotion ou liniment qui convenait. Comme disait Marie Gineste dans son joli langage, il savait « charmer » les blessures et les plaies. Mais il n’avait pas d’illustration. Il avait bien causé un petit ennui à Cottard. Celui-ci, depuis qu’il voulait troquer sa chaire contre celle de thérapeutique, s’était fait une spécialité des intoxications. Les intoxications, périlleuse innovation de la médecine, servant à renouveler les étiquettes des pharmaciens dont tout produit est déclaré nullement toxique, au rebours des drogues similaires, et même désintoxiquant. C’est la réclame à la mode ; à peine s’il survit en bas, en lettres illisibles, comme une faible trace d’une mode précédente, l’assurance que le produit a été soigneusement antiseptisé. Les intoxications servent aussi à rassurer le malade, qui apprend avec joie que sa paralysie n’est qu’un malaise toxique. Or un grand-duc étant venu passer quelques jours à Balbec et ayant un œil extrêmement enflé avait fait venir Cottard lequel, en échange de quelques billets de cent francs (le professeur ne se dérangeait pas à moins), avait imputé comme cause à l’inflammation un état toxique et prescrit un régime désintoxiquant. L’œil ne désenflant pas, le grand-duc se