Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/259

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elle est le porte-nom, cela m’est égal. La vraie raison pour laquelle je ne vais pas avec vous, c’est que vous ne le désirez pas, que la promenade que vous feriez avec moi n’est pas celle que vous vouliez faire, la preuve en est que vous vous êtes contredite plus de cinq fois sans vous en apercevoir. » La pauvre Albertine craignit que ses contradictions, qu’elle n’avait pas aperçues, eussent été plus graves. Ne sachant pas exactement les mensonges qu’elle avait faits : « C’est très possible que je me sois contredite. L’air de la mer m’ôte tout raisonnement. Je dis tout le temps les noms les uns pour les autres. » Et (ce qui me prouva qu’elle n’aurait pas eu besoin, maintenant, de beaucoup de douces affirmations pour que je la crusse) je ressentis la souffrance d’une blessure en entendant cet aveu de ce que je n’avais que faiblement supposé. « Hé bien, c’est entendu, je pars, dit-elle d’un ton tragique, non sans regarder l’heure afin de voir si elle n’était pas en retard pour l’autre, maintenant que je lui fournissais le prétexte de ne pas passer la soirée avec moi. Vous êtes trop méchant. Je change tout pour passer une bonne soirée avec vous et c’est vous qui ne voulez pas, et vous m’accusez de mensonge. Jamais je ne vous avais encore vu si cruel. La mer sera mon tombeau. Je ne vous reverrai jamais. (Mon cœur battit à ces mots, bien que je fusse sûr qu’elle reviendrait le lendemain, ce qui arriva.) Je me noierai, je me jetterai à l’eau. — Comme Sapho. — Encore une insulte de plus ; vous n’avez pas seulement des doutes sur ce que je dis mais sur ce que je fais. — Mais, mon petit, je ne mettais aucune intention, je vous le jure, vous savez que Sapho s’est précipitée dans la mer. — Si, si, vous n’avez aucune confiance en moi. » Elle vit qu’il était moins vingt à la pendule ; elle craignit de rater ce qu’elle avait à faire, et, choisissant l’adieu le plus bref (dont elle s’excusa, du reste, en me