Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/296

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dit Albertine d’un air de reproche. — Vous me dites cela parce que vous ne savez pas ce que j’aurais voulu vous dire. Mais c’est tellement difficile que j’aime mieux y renoncer ; je suis certain que je vous fâcherais ; alors cela n’aboutira qu’à ceci : je ne serai en rien plus heureux avec celle que j’aime d’amour et j’aurai perdu une bonne camarade. — Mais puisque je vous jure que je ne me fâcherai pas. » Elle avait l’air si doux, si tristement docile et d’attendre de moi son bonheur, que j’avais peine à me contenir et à ne pas embrasser, presque avec le même genre de plaisir que j’aurais eu à embrasser ma mère, ce visage nouveau qui n’offrait plus la mine éveillée et rougissante d’une chatte mutine et perverse au petit nez rose et levé, mais semblait dans la plénitude de sa tristesse accablée, fondu, à larges coulées aplaties et retombantes, dans de la bonté. Faisant abstraction de mon amour comme d’une folie chronique sans rapport avec elle, me mettant à sa place, je m’attendrissais devant cette brave fille habituée à ce qu’on eût pour elle des procédés aimables et loyaux, et que le bon camarade qu’elle avait pu croire que j’étais pour elle poursuivait, depuis des semaines, de persécutions qui étaient enfin arrivées à leur point culminant. C’est parce que je me plaçais à un point de vue purement humain, extérieur à nous deux et d’où mon amour jaloux s’évanouissait, que j’éprouvais pour Albertine cette pitié profonde, qui l’eût moins été si je ne l’avais pas aimée. Du reste, dans cette oscillation rythmée qui va de la déclaration à la brouille (le plus sûr moyen, le plus efficacement dangereux pour former, par mouvements opposés et successifs, un nœud qui ne se défasse pas et nous attache solidement à une personne), au sein du mouvement de retrait qui constitue l’un des deux éléments du rythme, à quoi bon distinguer encore les reflux de la pitié humaine, qui, opposés à l’amour,