Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/302

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Mille et une Nuits. Comme jadis à Combray, quand elle me donnait des livres pour ma fête, c’est en cachette, pour me faire une surprise, que ma mère me fit venir à la fois les Mille et une Nuits de Galland et les Mille et une Nuits de Mardrus. Mais, après avoir jeté un coup d’œil sur les deux traductions, ma mère aurait bien voulu que je m’en tinsse à celle de Galland, tout en craignant de m’influencer, à cause du respect qu’elle avait de la liberté intellectuelle, de la peur d’intervenir maladroitement dans la vie de ma pensée, et du sentiment qu’étant une femme, d’une part elle manquait, croyait-elle, de la compétence littéraire qu’il fallait, d’autre part qu’elle ne devait pas juger d’après ce qui la choquait les lectures d’un jeune homme. En tombant sur certains contes, elle avait été révoltée par l’immoralité du sujet et la crudité de l’expression. Mais surtout, conservant précieusement comme des reliques, non pas seulement la broche, l’en-tout-cas, le manteau, le volume de Mme  de Sévigné, mais aussi les habitudes de pensée et de langage de sa mère, cherchant en toute occasion quelle opinion celle-ci eût émise, ma mère ne pouvait douter de la condamnation que ma grand’mère eût prononcée contre le livre de Mardrus. Elle se rappelait qu’à Combray, tandis qu’avant de partir marcher du côté de Méséglise je lisais Augustin Thierry, ma grand’mère, contente de mes lectures, de mes promenades, s’indignait pourtant de voir celui dont le nom restait attaché à cet hémistiche : « Puis règne Mérovée » appelé Merowig, refusait de dire Carolingiens pour les Carlovingiens, auxquels elle restait fidèle. Enfin je lui avais raconté ce que ma grand’mère avait pensé des noms grecs que Bloch, d’après Leconte de Lisle, donnait aux dieux d’Homère, allant même, pour les choses les plus simples, à se faire un devoir religieux, en lequel il croyait que