Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/306

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Non seulement les jeunes filles étaient peu nombreuses, mais, en cette saison qui n’était pas encore « la saison », elles restaient peu. Je me souviens d’une au teint roux de colæus, aux yeux verts, aux deux joues rousses et dont la figure double et légère ressemblait aux graines ailées de certains arbres. Je ne sais quelle brise l’amena à Balbec et quelle autre la remporta. Ce fut si brusquement que j’en eus pendant plusieurs jours un chagrin que j’osai avouer à Albertine quand je compris qu’elle était partie pour toujours.

Il faut dire que plusieurs étaient ou des jeunes filles que je ne connaissais pas du tout, ou que je n’avais pas vues depuis des années. Souvent, avant de les rencontrer, je leur écrivais. Si leur réponse me faisait croire à un amour possible, quelle joie ! On ne peut pas, au début d’une amitié pour une femme, et même si elle ne doit pas se réaliser par la suite, se séparer de ces premières lettres reçues. On les veut avoir tout le temps auprès de soi, comme de belles fleurs reçues, encore toutes fraîches, et qu’on ne s’interrompt de regarder que pour les respirer de plus près. La phrase qu’on sait par cœur est agréable à relire et, dans celles moins littéralement apprises, on veut vérifier le degré de tendresse d’une expression. A-t-elle écrit : « Votre chère lettre ? » Petite déception dans la douceur qu’on respire, et qui doit être attribuée soit à ce qu’on a lu trop vite, soit à l’écriture illisible de la correspondante ; elle n’a pas mis : « Et votre chère lettre », mais : « En voyant cette lettre ». Mais le reste est si tendre. Oh ! que de pareilles fleurs viennent demain. Puis cela ne suffit plus, il faudrait aux mots écrits confronter les regards, la voix. On prend rendez-vous, et — sans qu’elle ait changé peut-être — là où on croyait, sur la description faite ou le souvenir personnel, rencontrer la fée Viviane, on trouve le