Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/315

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souvent, le matin, me voir quand j’étais encore couché. Je n’ai jamais connu de personnes aussi volontairement ignorantes, qui n’avaient absolument rien appris à l’école, et dont le langage eût pourtant quelque chose de si littéraire que, sans le naturel presque sauvage de leur ton, on aurait cru leurs paroles affectées. Avec une familiarité que je ne retouche pas, malgré les éloges (qui ne sont pas ici pour me louer, mais pour louer le génie étrange de Céleste) et les critiques, également fausses, mais très sincères, que ces propos semblent comporter à mon égard, tandis que je trempais des croissants dans mon lait, Céleste me disait : « Oh ! petit diable noir aux cheveux de geai, ô profonde malice ! je ne sais pas à quoi pensait votre mère quand elle vous a fait, car vous avez tout d’un oiseau. Regarde, Marie, est-ce qu’on ne dirait pas qu’il se lisse ses plumes, et tourne son cou avec une souplesse, il a l’air tout léger, on dirait qu’il est en train d’apprendre à voler. Ah ! vous avez de la chance que ceux qui vous ont créé vous aient fait naître dans le rang des riches ; qu’est-ce que vous seriez devenu, gaspilleur comme vous êtes. Voilà qu’il jette son croissant parce qu’il a touché le lit. Allons bon, voilà qu’il répand son lait, attendez que je vous mette une serviette car vous ne sauriez pas vous y prendre, je n’ai jamais vu quelqu’un de si bête et de si maladroit que vous. » On entendait alors le bruit plus régulier de torrent de Marie Gineste qui, furieuse, faisait des réprimandes à sa sœur : « Allons, Céleste, veux-tu te taire ? Es-tu pas folle de parler à Monsieur comme cela ? » Céleste n’en faisait que sourire ; et comme je détestais qu’on m’attachât une serviette : « Mais non, Marie, regarde-le, bing, voilà qu’il s’est dressé tout droit comme un serpent. Un vrai serpent, je te dis. » Elle prodiguait, du reste, les comparaisons zoologiques, car, selon elle, on ne savait pas quand