Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/324

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la saluerait plus. Et quand cette femme venait à Incarville, Albertine disait : À propos, vous savez qu’elle est ici. Est-ce qu’on vous l’a dit ? » comme pour me montrer qu’elle ne la voyait pas en cachette. Un jour qu’elle me disait cela elle ajouta : « Oui je l’ai rencontrée sur la plage et exprès, par grossièreté, je l’ai presque frôlée en passant, je l’ai bousculée. » Quand Albertine me dit cela il me revint à la mémoire une phrase de Mme  Bontemps à laquelle je n’avais jamais repensé, celle où elle avait dit devant moi à Mme  Swann combien sa nièce Albertine était effrontée, comme si c’était une qualité, et comment elle avait dit à je ne sais plus quelle femme de fonctionnaire que le père de celle-ci avait été marmiton. Mais une parole de celle que nous aimons ne se conserve pas longtemps dans sa pureté ; elle se gâte, elle se pourrit. Un ou deux soirs après, je repensai à la phrase d’Albertine, et ce ne fut plus la mauvaise éducation dont elle s’enorgueillissait — et qui ne pouvait que me faire sourire — qu’elle me sembla signifier, c’était autre chose, et qu’Albertine, même peut-être sans but précis, pour irriter les sens de cette dame ou lui rappeler méchamment d’anciennes propositions, peut-être acceptées autrefois, l’avait frôlée rapidement, pensait que je l’avais appris peut-être, comme c’était en public, et avait voulu d’avance prévenir une interprétation défavorable.

Au reste, ma jalousie causée par les femmes qu’aimait peut-être Albertine allait brusquement cesser.



Nous étions, Albertine et moi, devant la station Balbec du petit train d’intérêt local. Nous nous étions fait conduire par l’omnibus de l’hôtel, à cause du mauvais temps. Non loin de nous était M. Nissim Bernard, lequel avait un œil poché. Il trompait depuis