Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/70

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les regards du maître de maison n’étaient pas tournés vers nous, me prit maternellement par les épaules et, souriant à la figure détournée du prince qui ne pouvait pas la voir, elle me poussa vers lui d’un mouvement prétendu protecteur et volontairement inefficace qui me laissa en panne presque à mon point de départ. Telle est la lâcheté des gens du monde.

Celle d’une dame qui vint me dire bonjour en m’appelant par mon nom fut plus grande encore. Je cherchais à retrouver le sien tout en lui parlant ; je me rappelais très bien avoir dîné avec elle, je me rappelais des mots qu’elle avait dits. Mais mon attention, tendue vers la région intérieure où il y avait ces souvenirs d’elle, ne pouvait y découvrir ce nom. Il était là pourtant. Ma pensée avait engagé comme une espèce de jeu avec lui pour saisir ses contours, la lettre par laquelle il commençait, et l’éclairer enfin tout entier. C’était peine perdue, je sentais à peu près sa masse, son poids, mais pour ses formes, les confrontant au ténébreux captif blotti dans la nuit intérieure, je me disais : « Ce n’est pas cela. » Certes mon esprit aurait pu créer les noms les plus difficiles. Par malheur il n’avait pas à créer mais à reproduire. Toute action de l’esprit est aisée si elle n’est pas soumise au réel. Là, j’étais forcé de m’y soumettre. Enfin d’un coup le nom vint tout entier : « Madame d’Arpajon. » J’ai tort de dire qu’il vint, car il ne m’apparut pas, je crois, dans une propulsion de lui-même. Je ne pense pas non plus que les légers et nombreux souvenirs qui se rapportaient à cette dame, et auxquels je ne cessais de demander de m’aider (par des exhortations comme celle-ci : « Voyons, c’est cette dame qui est amie de Mme de Souvré, qui éprouve à l’endroit de Victor Hugo une admiration si naïve, mêlée de tant d’effroi et d’horreur »), je ne crois pas que tous ces souvenirs,