Page:Proust - Albertine disparue.djvu/10

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pardonner si je vous fais un peu de chagrin, en pensant à l’immense que j’aurai. Mon cher grand, je ne veux pas devenir votre ennemie, il me sera déjà assez dur de vous devenir peu à peu, et bien vite, indifférente ; aussi ma décision étant irrévocable, avant de vous faire remettre cette lettre par Françoise, je lui aurai demandé mes malles. Adieu, je vous laisse le meilleur de moi-même.

» Albertine. »


« Tout cela ne signifie rien, me dis-je, c’est même meilleur que je ne pensais, car comme elle ne pense rien de tout cela, elle ne l’a évidemment écrit que pour frapper un grand coup, afin que je prenne peur et ne sois plus insupportable avec elle. Il faut aviser au plus pressé : qu’Albertine soit rentrée ce soir. Il est triste de penser que les Bontemps sont des gens véreux qui se servent de leur nièce pour m’extorquer de l’argent. Mais qu’importe ? Dussé-je, pour qu’Albertine soit ici ce soir, donner la moitié de ma fortune à Mme Bontemps, il nous restera assez, à Albertine et à moi, pour vivre agréablement ». Et en même temps, je calculais si j’avais le temps d’aller ce matin commander le yacht et la Rolls Royce qu’elle désirait, ne songeant même plus, toute hésitation ayant disparu, que j’avais pu trouver peu sage de les lui donner. « Même si l’adhésion de Mme Bontemps ne suffit pas, si Albertine ne veut pas obéir à sa tante et pose comme condition de son retour qu’elle aura désormais sa pleine indépendance, eh bien ! quelque chagrin que cela me fasse, je la lui laisserai ; elle sortira seule, comme elle voudra. Il faut savoir consentir des sacrifices, si douloureux qu’ils soient, pour la chose à laquelle on tient le plus et qui, malgré ce que je croyais ce matin d’après mes raisonnements exacts et absurdes, est qu’Albertine vive ici. » Puis-je dire, du reste, que lui laisser cette liberté m’eût été tout à fait douloureux ? Je mentirais. Souvent déjà j’avais senti que la