Page:Proust - Albertine disparue.djvu/103

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faire vivre au dedans de moi, ni cette autre imprudence de mêler un amour familial au plaisir des sens. J’avais voulu aussi me persuader que nos rapports étaient l’amour, que nous pratiquions mutuellement les rapports appelés amour, parce qu’elle me donnait docilement les baisers que je lui donnais, et, pour avoir pris l’habitude de le croire, je n’avais pas perdu seulement une femme que j’aimais mais une femme qui m’aimait, ma sœur, mon enfant, ma tendre maîtresse. Et, en somme, j’avais eu un bonheur et un malheur que Swann n’avait pas connus, car justement, tout le temps qu’il avait aimé Odette et en avait été si jaloux, il l’avait à peine vue, pouvant si difficilement, à certains jours où elle le décommandait au dernier moment, aller chez elle. Mais après il l’avait eue à lui, devenue sa femme, et jusqu’à ce qu’il mourût. Moi, au contraire, tandis que j’étais si jaloux d’Albertine, plus heureux que Swann je l’avais eue chez moi. J’avais réalisé en vérité ce que Swann avait rêvé si souvent et qu’il n’avait réalisé matériellement que quand cela lui était indifférent. Mais enfin Albertine, je ne l’avais pas gardée comme il avait gardé Odette. Elle s’était enfuie, elle était morte. Car jamais rien ne se répète exactement et les existences les plus analogues et que, grâce à la parenté des caractères et à la similitude des circonstances, on peut choisir pour les présenter comme symétriques l’une à l’autre restent en bien des points opposées.

En perdant la vie je n’aurais pas perdu grand’chose ; je n’aurais plus perdu qu’une forme vide, le cadre vide d’un chef-d’œuvre. Indifférent à ce que je pouvais désormais y faire entrer, mais heureux et fier de penser à ce qu’il avait contenu, je m’appuyais au souvenir de ces heures si douces, et ce soutien moral me communiquait un bien-être que l’approche même de la mort n’aurait pas rompu.

Comme elle accourait vite me voir, à Balbec, quand