Page:Proust - Albertine disparue.djvu/107

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logique, pouvais-je dire que j’aurais pu avoir ce même amour exclusif pour une autre femme, mais non pour toute autre femme. Car Albertine, grosse et brune, ne ressemblait pas à Gilberte, élancée et rousse, mais pourtant elles avaient la même étoffe de santé, et dans les mêmes joues sensuelles toutes les deux un regard dont on saisissait difficilement la signification. C’étaient de ces femmes que n’auraient pas regardées des hommes qui de leur côté auraient fait des folies pour d’autres qui « ne me disaient rien ». Je pouvais presque croire que la personnalité sensuelle et volontaire de Gilberte avait émigré dans le corps d’Albertine, un peu différent, il est vrai, mais présentant, maintenant que j’y réfléchissais après coup, des analogies profondes. Un homme a presque toujours la même manière de s’enrhumer, de tomber malade, c’est-à-dire qu’il lui faut pour cela un certain concours de circonstances ; il est naturel que quand il devient amoureux ce soit à propos d’un certain genre de femmes, genre d’ailleurs très étendu. Les premiers regards d’Albertine qui m’avaient fait rêver n’étaient pas absolument différents des premiers regards de Gilberte. Je pouvais presque croire que l’obscure personnalité, la sensualité, la nature volontaire et rusée de Gilberte étaient revenues me tenter, incarnées cette fois dans le corps d’Albertine, tout autre et non pourtant sans analogies. Pour Albertine, grâce à une vie toute différente ensemble et où n’avait pu se glisser, dans un bloc de pensées où une douloureuse préoccupation maintenait une cohésion permanente, aucune fissure de distraction et d’oubli, son corps vivant n’avait point, comme celui de Gilberte, cessé un jour d’être celui où je trouvais ce que je reconnaissais après coup être pour moi (et qui n’eût pas été pour d’autres) les attraits féminins. Mais elle était morte. Je l’oublierais. Qui sait si alors les mêmes qualités de sang riche, de rêverie inquiète ne reviendraient pas un jour jeter le trouble