Page:Proust - Albertine disparue.djvu/115

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alourdissante, enlaidissante du milieu vital. L’idée qu’on mourra est plus cruelle que mourir, mais moins que l’idée qu’un autre est mort ; que, redevenue plane après avoir englouti un être, s’étend, sans même un remous à cette place-là, une réalité d’où cet être est exclu, où n’existe plus aucun vouloir, aucune connaissance, et de laquelle il est aussi difficile de remonter à l’idée que cet être a vécu, qu’il est difficile, du souvenir encore tout récent de sa vie, de penser qu’il est assimilable aux images sans consistance, aux souvenirs laissés par les personnages d’un roman qu’on a lu.

Du moins j’étais heureux qu’avant de mourir elle m’eût écrit cette lettre, et surtout envoyé la dernière dépêche qui me prouvait qu’elle fût revenue si elle eût vécu. Il me semblait que c’était non seulement plus doux, mais plus beau aussi, que l’événement eût été incomplet sans ce télégramme, eût eu moins figure d’art et de destin. En réalité il l’eût eue tout autant s’il eût été autre ; car tout événement est comme un moule d’une forme particulière, et, quel qu’il soit, il impose, à la série des faits qu’il est venu interrompre et semble conclure, un dessin que nous croyons le seul possible parce que nous ne connaissons pas celui qui eût pu lui être substitué. Je me répétais : « Pourquoi ne m’avait-elle pas dit : « J’ai ces goûts » ? J’aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire, en ce moment je l’embrasserais encore. » Quelle tristesse d’avoir à me rappeler qu’elle m’avait ainsi menti en me jurant, trois jours avant de me quitter, qu’elle n’avait jamais eu avec l’amie de Mlle  Vinteuil ces relations qu’au moment où Albertine me le jurait sa rougeur avait confessées. Pauvre petite, elle avait eu du moins l’honnêteté de ne pas vouloir jurer que le plaisir de revoir Mlle  Vinteuil n’entrait pour rien dans son désir d’aller ce jour-là chez les Verdurin. Pourquoi n’était-elle pas allée jusqu’au bout de son aveu, et