Page:Proust - Albertine disparue.djvu/120

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toujours avec moi. Et, me faisant très bien comprendre ce que peuvent être certaines folies douces de personnes qui par ailleurs semblent raisonnables, je sentais coexister en moi la certitude qu’elle était morte et l’espoir incessant de la voir entrer.

Je n’avais pas encore reçu de nouvelles d’Aimé qui pourtant devait être arrivé à Balbec. Sans doute mon enquête portait sur un point secondaire et bien arbitrairement choisi. Si la vie d’Albertine avait été vraiment coupable, elle avait dû contenir bien des choses autrement importantes, auxquelles le hasard ne m’avait pas permis de toucher, comme il l’avait fait pour cette conversation sur le peignoir grâce à la rougeur d’Albertine. C’était tout à fait arbitrairement que j’avais fait un sort à cette journée-là, que plusieurs années après je tâchais de reconstituer. Si Albertine avait aimé les femmes, il y avait des milliers d’autres journées de sa vie dont je ne connaissais pas l’emploi et qui pouvaient être aussi intéressantes pour moi à connaître ; j’aurais pu envoyer Aimé dans bien d’autres endroits de Balbec, dans bien d’autres villes que Balbec. Mais précisément ces journées-là, parce que je n’en savais pas l’emploi, elles ne se représentaient pas à mon imagination. Elles n’avaient pas d’existence. Les choses, les êtres ne commençaient à exister pour moi que quand ils prenaient dans mon imagination une existence individuelle. S’il y en avait des milliers d’autres pareils, ils devenaient pour moi représentatifs du reste. Si j’avais le désir depuis longtemps de savoir, en fait de soupçons à l’égard d’Albertine, ce qu’il en était pour la douche, c’est de la même manière que, en fait de désirs de femmes, et quoique je susse qu’il y avait un grand nombre de jeunes filles et de femmes de chambre qui pouvaient les valoir et dont le hasard aurait tout aussi bien pu me faire entendre parler, je voulais connaître — puisque c’était celles-là dont Saint-Loup m’avait parlé,