Page:Proust - Albertine disparue.djvu/128

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avait fait la connaissance de quelque paysanne qui était là-bas. Mais ce n’était rien qu’Aimé m’eût appris tout cela par la doucheuse, puisque Albertine devait éternellement ignorer qu’il me l’avait appris, le besoin de savoir ayant toujours été surpassé, dans mon amour pour Albertine, par le besoin de lui montrer que je savais ; car cela faisait tomber entre nous la séparation d’illusions différentes, tout en n’ayant jamais eu pour résultat de me faire aimer d’elle davantage, au contraire. Or voici que, depuis qu’elle était morte, le second de ces besoins était amalgamé à l’effet du premier : je tâchais de me représenter l’entretien où je lui aurais fait part de ce que j’avais appris, aussi vivement que l’entretien où je lui aurais demandé ce que je ne savais pas ; c’est-à-dire la voir près de moi, l’entendre me répondant avec bonté, voir ses joues redevenir grosses, ses yeux perdre leur malice et prendre de la tristesse, c’est-à-dire l’aimer encore et oublier la fureur de ma jalousie dans le désespoir de mon isolement. Le douloureux mystère de cette impossibilité de jamais lui faire savoir ce que j’avais appris et d’établir nos rapports sur la vérité de ce que je venais seulement de découvrir (et que je n’avais peut-être pu découvrir que parce qu’elle était morte) substituait sa tristesse au mystère plus douloureux de sa conduite. Quoi ? Avoir tant désiré qu’Albertine sût que j’avais appris l’histoire de la salle de douches, Albertine qui n’était plus rien ! C’était là encore une des conséquences de cette impossibilité où nous sommes, quand nous avons à raisonner sur la mort, de nous représenter autre chose que la vie. Albertine n’était plus rien. Mais pour moi c’était la personne qui m’avait caché qu’elle eût des rendez-vous avec des femmes à Balbec, qui s’imaginait avoir réussi à me le faire ignorer. Quand nous raisonnons sur ce qui se passe après notre propre mort, n’est-ce pas encore nous vivant que par erreur nous projetons à ce moment-là ? Et est-il beaucoup plus