Page:Proust - Albertine disparue.djvu/13

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ou pour notre esprit, ne nous est pas appris par le raisonnement mais par des puissances autres. Et alors, c’est l’intelligence elle-même qui, se rendant compte de leur supériorité, abdique par raisonnement devant elles et accepte de devenir leur collaboratrice et leur servante. C’est la foi expérimentale. Le malheur imprévu avec lequel je me retrouvais aux prises, il me semblait l’avoir lui aussi (comme l’amitié d’Albertine avec deux Lesbiennes) déjà connu pour l’avoir lu dans tant de signes où (malgré les affirmations contraires de ma raison, s’appuyant sur les dires d’Albertine elle-même) j’avais discerné la lassitude, l’horreur qu’elle avait de vivre ainsi en esclave, signes tracés comme avec de l’encre invisible à l’envers des prunelles tristes et soumises d’Albertine, sur ses joues brusquement enflammées par une inexplicable rougeur, dans le bruit de la fenêtre qui s’était brusquement ouverte. Sans doute je n’avais pas osé les interpréter jusqu’au bout et former expressément l’idée de son départ subit. Je n’avais pensé, d’une âme équilibrée par la présence d’Albertine, qu’à un départ arrangé par moi à une date indéterminée, c’est-à-dire situé dans un temps inexistant ; par conséquent j’avais eu seulement l’illusion de penser à un départ, comme les gens se figurent qu’ils ne craignent pas la mort quand ils y pensent alors qu’ils sont bien portants, et ne font en réalité qu’introduire une idée purement négative au sein d’une bonne santé que l’approche de la mort précisément altérerait. D’ailleurs l’idée du départ d’Albertine voulu par elle-même eût pu me venir mille fois à l’esprit, le plus clairement, le plus nettement du monde, que je n’aurais pas soupçonné davantage ce que serait relativement à moi, c’est-à-dire en réalité, ce départ, quelle chose originale, atroce, inconnue, quel mal entièrement nouveau. À ce départ, si je l’eusse prévu, j’aurais pu songer sans trêve pendant des années, sans que, mises bout à bout, toutes ces pensées