Page:Proust - Albertine disparue.djvu/135

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à vos ordres et voulant faire n’importe quoi pour vous faire plaisir, j’ai emmené coucher avec moi la petite blanchisseuse. Elle m’a demandé si je voulais qu’elle me fit ce qu’elle faisait à Mlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de bain. Et elle m’a dit : « Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette demoiselle, elle me disait : (ah ! tu me mets aux anges) et elle était si énervée qu’elle ne pouvait s’empêcher de me mordre. » J’ai vu encore la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le plaisir de Mlle Albertine car cette petite-là est vraiment très habile. »

J’avais bien souffert à Balbec quand Albertine m’avait dit son amitié pour Mlle Vinteuil. Mais Albertine était là pour me consoler. Puis quand, pour avoir trop cherché à connaître les actions d’Albertine, j’avais réussi à la faire partir de chez moi, quand Françoise m’avait annoncé qu’elle n’était plus là, et que je m’étais trouvé seul, j’avais souffert davantage. Mais du moins l’Albertine que j’avais aimée restait dans mon cœur. Maintenant, à sa place — pour me punir d’avoir poussé plus loin une curiosité à laquelle, contrairement à ce que j’avais supposé, la mort n’avait pas mis fin — ce que je trouvais c’était une jeune fille différente, multipliant les mensonges et les tromperies là où l’autre m’avait si doucement rassuré en me jurant n’avoir jamais connu ces plaisirs que, dans l’ivresse de sa liberté reconquise, elle était partie goûter jusqu’à la pâmoison, jusqu’à mordre cette petite blanchisseuse qu’elle retrouvait au soleil levant, sur le bord de la Loire, et à qui elle disait : « Tu me mets aux anges. » Une Albertine différente, non pas seulement dans le sens où nous entendons le mot différent quand il s’agit des autres. Si les autres sont différents de ce que nous avons cru, cette différence ne nous atteignant pas profondément, et le pendule de l’intuition ne pouvant projeter hors de lui qu’une oscillation égale à celle qu’il a exécutée dans le sens intérieur,