Page:Proust - Albertine disparue.djvu/140

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un peu duré — cette image elle-même parce que nous ne connaissons vraiment que ce qui est nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité un changement de ton qui nous frappe, ce à quoi l’habitude n’a pas encore substitué ses pâles fac-similés. Mais ce fut surtout ce fractionnement d’Albertine en de nombreux fragments, en de nombreuses Albertines, qui était son seul mode d’existence en moi. Des moments revinrent où elle n’avait été que bonne, ou intelligente, ou sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports. Et ce fractionnement, n’était-il pas, au fond, juste qu’il me calmât ? Car s’il n’était pas en lui-même quelque chose de réel, s’il tenait à la forme successive des heures où elle m’était apparue, forme qui restait celle de ma mémoire comme la courbure des projections de ma lanterne magique tenait à la courbure des verres colorés, ne représentait-il pas à sa manière une vérité, bien objective celle-là, à savoir que chacun de nous n’est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui n’ont pas toutes la même valeur morale, et que, si l’Albertine vicieuse avait existé, cela n’empêchait pas qu’il y en eût eu d’autres, celle qui aimait à causer avec moi de Saint-Simon dans sa chambre ; celle qui, le soir où je lui avais dit qu’il fallait nous séparer, avait dit si tristement : « Ce pianola, cette chambre, penser que je ne reverrai jamais tout cela » et, quand elle avait vu l’émotion que mon mensonge avait fini par me communiquer, s’était écriée avec une pitié si sincère : « Oh ! non, tout plutôt que de vous faire de la peine, c’est entendu, je ne chercherai pas à vous revoir. » Alors je ne fus plus seul ; je sentis disparaître cette cloison qui nous séparait. Du moment que cette Albertine bonne était revenue, j’avais retrouvé la seule personne à qui je pusse demander l’antidote des souffrances qu’Albertine me causait. Certes je désirais toujours lui parler de l’histoire de la blanchisseuse, mais ce n’était plus