Page:Proust - Albertine disparue.djvu/153

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moment allait et venait dans la chambre. Et sans doute, une fois que j’étais réveillé, cette idée d’une morte qui continue à vivre aurait dû me devenir aussi impossible à comprendre qu’elle me l’est à l’expliquer. Mais je l’avais déjà formée tant de fois, au cours de ces périodes passagères de folie que sont nos rêves que j’avais fini par me familiariser avec elle ; la mémoire des rêves peut devenir durable s’ils se répètent assez souvent. Et longtemps après, mon rêve fini, je restais tourmenté de ce baiser qu’Albertine m’avait dit avoir donné en des paroles que je croyais entendre encore. Et, en effet, elles avaient dû passer bien près de mes oreilles puisque c’est moi-même qui les avais prononcées.

Toute la journée, je continuais à causer avec Albertine, je l’interrogeais, je lui pardonnais, je réparais l’oubli des choses que j’avais toujours voulu lui dire pendant sa vie. Et tout d’un coup j’étais effrayé de penser qu’à l’être évoqué par la mémoire, à qui s’adressaient tous ces propos, aucune réalité ne correspondît plus, que fussent détruites les différentes parties du visage auxquelles la poussée continue de la volonté de vivre, aujourd’hui anéantie, avait seule donné l’unité d’une personne. D’autres fois, sans que j’eusse rêvé, dès mon réveil je sentais que le vent avait tourné en moi ; il soufflait froid et continu d’une autre direction venue du fond du passé, me rapportant la sonnerie d’heures lointaines, des sifflements de départ que je n’entendais pas d’habitude. Un jour j’essayai de prendre un livre, un roman de Bergotte que j’avais particulièrement aimé. Les personnages sympathiques m’y plaisaient beaucoup, et bien vite repris par le charme du livre, je me mis à souhaiter comme un plaisir personnel que la femme méchante fût punie ; mes yeux se mouillèrent quand le bonheur des fiancés fut assuré. « Mais alors, m’écriai-je avec désespoir, de ce que j’attache tant d’importance à ce qu’a pu faire