Page:Proust - Albertine disparue.djvu/159

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la jeune fille attendue était Andrée, quel était l’état d’esprit dans lequel Albertine l’attendait, cet état d’esprit caché derrière le regard inquiet et chercheur ? Ce goût, quelle importance avait-il pour Albertine ? quelle place tenait-il dans ses préoccupations ? Hélas, en me rappelant mes propres agitations chaque fois que j’avais remarqué une jeune fille qui me plaisait, quelquefois seulement quand j’avais entendu parler d’elle sans l’avoir vue, mon souci de me faire beau, d’être avantagé, mes sueurs froides, je n’avais pour me torturer qu’à imaginer ce même voluptueux émoi chez Albertine. Et déjà c’était assez pour me torturer, pour me dire qu’à côté de cela des conversations sérieuses avec moi sur Stendhal et Victor Hugo avaient dû bien peu peser pour elle, pour sentir son cœur attiré vers d’autres êtres, se détacher du mien, s’incarner ailleurs. Mais l’importance même que ce désir devait avoir pour elle et les réserves qui se formaient autour de lui ne pouvaient pas me révéler ce que, qualitativement, il était, bien plus, comment elle le qualifiait quand elle s’en parlait à elle-même. Dans la souffrance physique au moins nous n’avons pas à choisir nous-même notre douleur. La maladie la détermine et nous l’impose. Mais dans la jalousie il nous faut essayer en quelque sorte des souffrances de tout genre et de toute grandeur, avant de nous arrêter à celle qui nous paraît pouvoir convenir. Et quelle difficulté plus grande quand il s’agit d’une souffrance comme de sentir celle qu’on aimait éprouvant du plaisir avec des êtres différents de nous, qui lui donnent des sensations que nous ne sommes pas capables de lui donner, ou qui du moins, par leur configuration, leur aspect, leurs façons, lui représentent tout autre chose que nous. Ah ! qu’Albertine n’avait-elle aimé Saint-Loup ! comme il me semble que j’eusse moins souffert ! Certes nous ignorons la sensibilité particulière de chaque être, mais d’habitude nous ne savons même pas que nous l’igno-