Page:Proust - Albertine disparue.djvu/168

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même en les rattachant en moi à un passé plein de charme que mon amour pour Albertine me faisait exclusivement rechercher un certain genre de femmes ; je recommençais, comme avant de l’aimer, à avoir besoin d’harmoniques d’elle qui fussent interchangeables avec mon souvenir devenu peu à peu moins exclusif. Je n’aurais pu me plaire maintenant auprès d’une blonde et fière duchesse, parce qu’elle n’eût éveillé en moi aucune des émotions qui partaient d’Albertine, de mon désir d’elle, de la jalousie que j’avais eue de ses amours, de mes souffrances, de sa mort. Car nos sensations pour être fortes ont besoin de déclencher en nous quelque chose de différent d’elles, un sentiment qui ne pourra pas trouver dans le plaisir de satisfaction mais qui s’ajoute au désir, l’enfle, le fait s’accrocher désespérément au plaisir. Au fur et à mesure que l’amour qu’avait éprouvé Albertine pour certaines femmes ne me faisait plus souffrir, il rattachait ces femmes à mon passé, leur donnait quelque chose de plus réel, comme aux boutons d’or, aux aubépines le souvenir de Combray donnait plus de réalité qu’aux fleurs nouvelles. Même d’Andrée, je ne me disais plus avec rage : « Albertine l’aimait », mais au contraire, pour m’expliquer à moi-même mon désir, d’un air attendri : « Albertine l’aimait bien ». Je comprenais maintenant les veufs qu’on croit consolés et qui prouvent au contraire qu’ils sont inconsolables, parce qu’ils se remarient avec leur belle-sœur. Ainsi mon amour finissant semblait rendre possible pour moi de nouvelles amours, et Albertine, comme ces femmes longtemps aimées pour elles-mêmes qui plus tard, sentant le goût de leur amant s’affaiblir, conservent leur pouvoir en se contentant du rôle d’entremetteuses, parait pour moi, comme la Pompadour pour Louis XV, de nouvelles fillettes. Même autrefois, mon temps était divisé par périodes où je désirais telle femme, ou telle autre. Quand les plaisirs violents donnés par l’une