Page:Proust - Albertine disparue.djvu/179

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raison de ce charme me parut être que j’aimais toujours autant Albertine, tandis que la raison véritable était au contraire que l’oubli continuait à faire en moi des progrès que le souvenir d’Albertine ne m’était plus cruel, c’est-à-dire avait changé ; mais nous avons beau voir clair dans nos impressions, comme je crus alors voir clair dans la raison de ma mélancolie, nous ne savons pas remonter jusqu’à leur signification plus éloignée. Comme ces malaises dont le médecin écoute son malade lui raconter l’histoire et à l’aide desquels il remonte à une cause plus profonde, ignorée du patient, de même nos impressions, nos idées, n’ont qu’une valeur de symptômes. Ma jalousie étant tenue à l’écart par l’impression de charme et de douce tristesse que je ressentais, mes sens se réveillaient. Une fois de plus, comme lorsque j’avais cessé de voir Gilberte, l’amour de la femme s’élevait de moi, débarrassé de toute association exclusive avec une certaine femme déjà aimée, et flottait comme ces essences qu’ont libérées des destructions antérieures et qui errent en suspens dans l’air printanier, ne demandant qu’à s’unir à une nouvelle créature. Nulle part il ne germe autant de fleurs, s’appelassent-elles « ne m’oubliez pas », que dans un cimetière. Je regardais les jeunes filles dont était innombrablement fleuri ce beau jour, comme j’eusse fait jadis de la voiture de Mme de Villeparisis ou de celle où j’étais, par un même dimanche, venu avec Albertine. Aussitôt, au regard que je venais de poser sur telle ou telle d’entre elles s’appariait immédiatement le regard curieux, furtif, entreprenant, reflétant d’insaisissables pensées, que leur eût à la dérobée jeté Albertine et qui, géminant le mien d’une aile mystérieuse, rapide et bleuâtre, faisait passer dans ces allées, jusque-là si naturelles, le frisson d’un inconnu dont mon propre désir n’eût pas suffi à les renouveler s’il fût demeuré seul, car lui, pour moi, n’avait rien d’étranger.